Les combats dans Tripoli marquent la fin d'un régime despotique, près de six mois après l'intervention de l'OTAN en Libye. Le Président Obama, depuis l'île de Martha's Vineyard dans le Massachussetts, où il est en vacances, a enfin déclaré : «le règne de Kadhafi est maintenant terminé, mais les combats en Libye ne sont pas encore finis. » Il a poursuivi en reconnaissant l'immense courage du peuple libyen : « leur courage et leur force de caractère ont été inaltérables face à un tyran.»
Mais il serait bon de rappeler qu'il aurait pu en être autrement. L'Occident n'était pas loin de leur faire défaut. Sans rien enlever à leur courage, le soutien aérien qui leur était nécessaire pour avancer jusqu'à la capitale aurait bien pu leur manquer. Ce mérite revient à Nicolas Sarkozy et David Cameron.
Un coup de force diplomatique
C'est dès le 10 mars 2011 que le Président de la République française a reconnu le Conseil National Transitoire de Benghazi, deux semaines seulement après sa création, tandis que David Cameron faisait du CNT un « interlocuteur valable,» avec lequel il souhaitait « travailler étroitement ». Le 12 mars, alors que les Etats-Unis tergiversaient devant la perspective d'une intervention militaire et la mise en place d'une zone de survol militaire, Sarkozy et Cameron proposaient sept mesures à l'UE, parmi lesquelles la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne afin de prévenir le bombardement des populations civiles et de mettre un terme à la supériorité aérienne des troupes de Kadhafi.
Ce qui semblait être aux Cassandre un risque diplomatique s'est avéré décisif, alors que l'OTAN et le G8 trainaient des pieds et que l'Allemagne se refusait à envisager une telle action. Washington n'acceptait de suivre le leadership de Londres et de Paris qu'avec incohérence.
Il fallut qu'Alain Juppé, Ministre français des affaires étrangères, parvienne, le 17 mars, à rallier la Russie et la Chine à la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU, autorisant le recours à la force pour protéger les populations civiles, pour que la Maison Blanche accepte de soutenir cette utilisation bienveillante de la force. Le même jour, les avions français frappaient, les premiers, les chars de Kadhafi.
Rapidement, la participation américaine n'est devenue que matérielle. Peut-être est-il l'un des premiers responsables de la durée exagérée du conflit libyen. Barack Obama a manqué du leadership nécessaire devant des circonstances exceptionnelles. Le Chef des armées n'a pas su expliquer – ou a refusé de voir – les raisons et les impératifs qui se présentaient aux Etats-Unis. Obsédé par le désir de prendre à contre-pied la politique étrangère de George W. Bush, il a préféré contenir tout interventionnisme, dévoilant ainsi une doctrine étrangère privilégiant un multilatéralisme caractérisé par la lenteur ou la crainte des organisations internationales.
Au contraire, le Président français a pris les devants, comme il l'avait déjà fait, avec un certain talent diplomatique, en négociant – directement – le retrait des troupes russes de Géorgie en 2008. Aujourd'hui, comme l'envisage Jim Hoagland dans le WaPo, « [il] est le grand vainqueur des manœuvres politiques entourant la campagne libyenne » : il est parvenu, avec Cameron, à faire un succès de la troisième utilisation par l'OTAN de la force pour protéger les populations civiles– après la Bosnie en 1995 et le Kosovo en 1999. L'Union européenne, quant à elle, a encore fait preuve d'inertie, manquant une opportunité historique de s'affirmer stratégiquement.
Aujourd'hui, la joie de la population libyenne nous rappelle, comme Raymond Aron l'avait compris il y a maintenant un demi-siècle, que la stratégie des grandes puissances ne se satisfait pas des seuls intérêts matériels et que les considérations morales apportent à la stabilité du système. Il nous vient aussi à l'esprit que les nations faibles ou en danger en appellent au type de puissance que seules les grandes démocraties occidentales peuvent offrir.
Mais, bien entendu, les gouvernants européens ne sont pas les seuls concernés. Encore, Jim Hoagland parvient à une conclusion des plus subtiles : « j'ai assisté, comme correspondant du Washington Post au début des années 70, l'essor du terrorisme régional et global financé par le pétrole. Il n'a pas cessé, bien sûr, alors que l'Iran et les pays du Golfe injectent des ressources dans les campagnes de terreur en Irak, Afghanistan, Pakistan et ailleurs(…) c'est un signe prometteur que deux Etats du Golfe – les Emirats Arabes Unis et le Qatar – aient utilisé leurs revenus issus du pétrole afin de participer activement à la campagne militaire de l'OTAN contre Kadhafi ». Ces pays ont leurs raisons – le despote libyen avait participé au kidnapping de membres de familles royales arabes. Mais Hoagland ne s'y trompe pas : « les Emiratis et les Qataris ont ouvert la voie à une plus grande coopération avec l'OTAN sur de nombreux autres problèmes de sécurité, et au remodelage de l'ethos arabe de la responsabilité et de la violence, chez eux et à l'étranger. »
Il est ainsi possible de percevoir, discrètement, de nouvelles conséquences du Printemps arabe.
Quel avenir pour la Libye ?
Plus particulièrement, la transition vers la Démocratie libérale peut commencer en Libye. Peut-être sera-t-elle douloureuse – comme elle a pu souvent l'être en Occident – ou au moins hésitante : le régime, s'il est bien l'élément premier de la politique, n'en est pas l'élément exclusif. Il ordonne mais n'évacue pas sa fragilité. Il exige une compréhension profonde de la Liberté, ce qui s'avère incompatible avec l'idéologie islamiste.
Il est naturellement difficile d'envisager l'avenir de la Libye ; certains prémisses n'ont rien d'encourageant. Les derniers prétoriens de Kadhafi pourraient bien faire le choix d'une insurrection qui prolongerait l'instabilité du pays. Aussi, la multiplicité tribale fait craindre des alliances avec les mouvances jihadistes afin de prendre le pouvoir. Le meurtre par ses compatriotes du Général Abdul Fatah Younis, l'un des chefs rebelles, témoigne en outre de méthodes inacceptables, tandis que les services de renseignements occidentaux craignentpour les missiles SA-7 portatifs et les stocks de gaz moutarde, qui pourraient tomber entre de mauvaises mains. Par ailleurs, près de 30 000 Libyens auraient péri pendant ces six mois de conflit civil et 240 000 autres auraient fui leur ville. L'économie est bien sûr en ruine. Enfin, détail non négligeable, la vie intellectuelle s'est résumée exclusivement, ou presque, pendant quarante-deux ans, au « Livre vert » de Kadhafi.
De proche en proche, alors que certaines incertitudes subsistent, l'Occident se doit d'accompagner le pays.
Le Conseil National Transitoire, dont nous ne savons en définitive que peu de choses, a heureusement montré certains signes encourageants. La communauté internationale saura reconnaître qu'ils ont conquis leur souveraineté. En contrepartie, le CNT, en exprimant sa « gratitude, » a jeté les bases d'un dialogue fécond avec de nouveaux alliés, qui ne tarderont pas à devenir ses partenaires commerciaux privilégiés, aux dépens de pays comme la Chine, qui importait 11% du pétrole libyen sous Kadhafi.
Sur un plan plus militaire, la « Katiba Tripoli », la brigade libyenne composée d'exilés et de binationaux, qui s'entraîne depuis le début du conflit pour libérer la capitale et assurer la sécurité après la chute de Kadhafi, pourrait, malgré son professionnalisme, ne pas suffire. Max Boot, du Council on Foreign Relations, plaidait ainsi hier pour un rôle accru de l'ONU ou de l'OTAN, qui devrait envoyer des troupes de maintien de la sécurité. Avec justesse, il notait que les nombreux amalgames entre la guerre civile libyenne et les conflits afghan et irakien s'avéraient abusifs – le premier vecteur des difficultés américaines en Irak fut en effet la dissolution de l'armée, qui a alimenté l'insurrection. Au contraire, les conflits en Bosnie, Kosovo et Timor oriental, qui ont chacun trouvé une issue plus favorable grâce à l'intervention de forces de maintien de la paix, offrent, d'après Max Boot, un meilleur modèle pour l'avenir de la Libye.
A n'en pas douter, une telle opération s'impose. Il en va de l'avenir d'un pays qui pourrait sombrer dans le chaos, aux portes de l'Europe, alors qu'il est aujourd'hui sur le bon chemin.