Il y a quelques semaines, sur fond de révélations des services de renseignement américains sur la manière dont Moscou aurait tenté d'influencer la campagne présidentielle de 2016, on se demandait si la même chose pouvait arriver en France. Nous avons désormais la réponse.
Depuis le lancement de la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron, les tentatives d'intrusion, venant de sources russes, sur le site d'En Marche et les emails des membres de sa campagne, se seraient multipliées. Dans le même temps, des médias inféodés à Moscou, comme Sputnik et Russia Today (RT), et des sites "complotistes" français, ont colporté des rumeurs sur la vie privée et la carrière professionnelle du candidat. Enfin le site Wikileaks, piloté par Julian Assange, a menacé de révéler des informations embarrassantes, qui se font toujours attendre.
Ce n'est pas par hasard que ce candidat est ciblé. Parmi ceux qui ont une chance de l'emporter au mois de mai, il est le seul à avoir dit que les valeurs de Vladimir Poutine n'étaient pas les nôtres et qu'il ne fallait pas lever les sanctions contre Moscou tant que les accords de Minsk ne seraient pas pleinement respectés.
Ces attaques et menaces ne relèvent pas de la coïncidence mais d'une volonté d'ingérence russe dans notre processus électoral. Le régime russe a fait de la France une cible de choix: prêt de banques russes à un parti politique (imagine-t-on le tollé si des banques américaines avaient financé un candidat!), organisation d'événements publics présentant de manière complaisante la politique russe, campagnes de "trolling" sur les sites web... Tout ceci avec la complicité bienveillante de nombre d'idiots utiles qui estiment –par fascination pour Vladimir Poutine, par anti-américanisme, en vertu d'une vision faussement gaullienne, ou par admiration pour le nouveau "conservatisme chrétien" que le pouvoir russe prétend incarner– que la France doit renouer des liens d'amitié avec le régime moscovite. D'autres, de manière apparemment plus douce, mais avec les mêmes résultats, au nom d'un soi-disant "réalisme" qui fait fi des menaces pour notre sécurité, reprennent le discours relativiste d'une prétendue "humiliation" russe qui fait partie intégrante de la propagande du Kremlin.
Certes, la désinformation, la subversion et les opérations de sabotage et de propagande sont des méthodes anciennes. Il faut cependant distinguer entre l'espionnage, pratique courante des relations entre Etats (y compris entre alliés) visant à acquérir des renseignements, et une action hostile comme la volonté d'influencer notre élection, offensive directe contre notre démocratie qu'il faut dénoncer, et à laquelle il faut riposter.
Initialement fondé pour servir de plateforme pour révéler les secrets de régimes autoritaires, Wikileaks s'est transformé en un allié objectif de Moscou, ciblant seulement les dirigeants ou intellectuels critiques de la politique russe. Durant la dernière campagne présidentielle américaine, le Comité National Démocrate ainsi que des proches d'Hillary Clinton (comme le directeur de campagne John Podesta) ont vu leurs emails piratés par des hackers basés en Russie. Les emails, révélant les dessous de la campagne et dont les contenus censés illustrer la face sombre de Clinton sont bien légers dès que l'on se penche sérieusement dessus, furent diffusés sur Wikileaks, leur publication souvent annoncée en avance sur des sites de médias russes et caricaturalement présentés pour donner de la candidate la plus mauvaise image possible. Cette intrusion visait, selon les services de renseignement américains unanimes dans leur analyse, à appuyer la candidature de Donald Trump beaucoup plus favorable à la coopération avec le régime de Poutine.
Le débat sur la nature de notre relation stratégique avec Moscou mérite une place entière dans l'élection présidentielle. La relation à la Russie est devenue un marqueur politique; il s'agit de rappeler l'importance des enjeux stratégiques.
Quand Moscou refuse de renouveler le document de Vienne de l'OSCE (qui permet d'envoyer des observateurs occidentaux auprès des exercices militaires russes, et vice versa) tout en mobilisant des centaines de milliers d'hommes lors d'exercices, quelle est son intention? Quand la doctrine nucléaire russe prévoit une "sanctuarisation agressive" (nucléarisation immédiate de toute crise pour dissuader une solution négociée), comment maintenir l'équilibre stratégique? Quand la stratégie russe est celle d'une "coercition multi-domaines", combinant la propagande, les cyber-attaques, l'utilisation de forces conventionnelles et nucléaires dans une action visant à brouiller la distinction entre guerre et paix et empêcher une réaction rapide et coordonnée des dirigeants occidentaux, comment s'adapter? Quand la Russie remet méthodiquement en cause les fondements de l'architecture de sécurité européenne (Acte final d'Helsinki, Charte de Paris, traité sur les Forces Conventionnelles en Europe, traité sur les Forces nucléaires intermédiaires...), comment rebâtir une relation garantissant la sécurité des citoyens européens?
Il est de l'intérêt de la France de rappeler sa solidarité avec ses alliés européens menacés par le néo-impérialisme d'un régime ayant déjà agressé et déstabilisé deux de ses voisins, l'Ukraine et la Géorgie. Les sanctions et les accords de Minsk II, sous la houlette de la France et de l'Allemagne, ont permis de limiter l'intensité du conflit en Ukraine sans pour autant mettre un terme à l'agression russe. Les sanctions liées à l'annexion illégale de la Crimée montrent que nous ne pouvons laisser impunie une violation du droit international. De plus, contrairement à ce qu'affirment certains candidats, la coopération avec la Russie contre Daech est une impasse. Les frappes brutales russes en Syrie, au côté de son allié iranien, ne visent pas à détruire l'EI, mais à sauver le régime de Bachar el-Assad dont la répression alimente la radicalisation en Syrie.
Si le débat stratégique est légitime et nécessaire, l'alignement avec la Russie au mépris de la souveraineté nationale ne l'est pas. En période de tensions diplomatiques entre nos deux pays, alors que la Russie est toujours sous le coup de sanctions de l'Union Européenne, s'exprimer, comme l'a fait un député, devant des médias officiels russes, pour répandre des rumeurs sur la vie privée d'un candidat à l'élection présidentielle –sans oublier quelques sous-entendus méprisables sur "ceux qui contrôlent les grands médias"‑ est inadmissible. Aucun porte-parole de son parti ne l'a d'ailleurs condamné. Les différents candidats à l'élection présidentielle doivent condamner haut et fort toute tentative d'ingérence dans l'élection.
Ne faisons pas la même erreur que les dirigeants américains. Si Donald Trump répète son intention de "bien s'entendre" avec Vladimir Poutine, l'administration Obama a, elle, constamment sous-estimé la volonté d'agression russe et sa capacité d'influence. Lorsque l'ancien président américain a confronté Poutine pour le mettre en garde contre toute ingérence, en marge d'un sommet du G20 en septembre, il était déjà trop tard. Les reculades américaines, comme lors de la fameuse ligne rouge en Syrie, avaient déjà largement entamé la crédibilité de Washington. De plus, persuadés de leur victoire à venir, les démocrates américains n'ont pas su ou voulu voir l'impact des emails hackés partagés en masse sur les sites de fake news et les réseaux sociaux.
Arrêtons de croire que nous sommes faibles face à la Russie, un pays au PIB nettement inférieur à celui de l'Italie, et que l'absence de réforme économique structurelle et des perspectives démographiques défavorables condamnent au déclin. Selon l'ONG Global Financial Integrity, plus de 200 milliards de dollars ont été volés ou mal acquis ces dernières années en Russie tandis que certaines estimations portent la fortune personnelle de Vladimir Poutine à 40 milliards. Il ne fait pas de doute que les services de renseignement occidentaux accumulent depuis des années une mine d'informations sur cette kleptocratie généralisée au cœur du pouvoir russe et révélée, en infime partie, par les Panama Papers. Faire la transparence sur ces informations n'ébranlerait peut-être pas le pouvoir de Vladimir Poutine mais embarrasserait ses proches, sans parler des investisseurs étrangers. De la même façon, les pays européens pourraient directement, ou via d'autres sites, mettre en lumière la répression de l'opposition et des médias et le rôle qu'y jouent les autorités. Plus que de nouvelles sanctions difficiles à mettre en œuvre, un name and shame* massif représenterait une réponse adéquate et efficace aux agissements de Moscou. Enfin, la divulgation publique par les autorités françaises des preuves des tentatives de piratage et de subversion montrerait à Moscou que nous ne sommes pas dupes de ses manœuvres et aurait le double avantage de servir de dissuasion tout en assainissant le débat public en amont de la présidentielle.
Ne nous y trompons pas, les objectifs de Moscou vont au-delà de l'élection de candidats favorables. La Russie cherche à affaiblir l'Occident de l'intérieur en érodant nos institutions, en créant un climat de doute, de mensonge, en insinuant que nos dirigeants ne valent pas mieux que les kleptocrates qui gouvernent le Kremlin et en propageant un système de valeurs antinomiques de nos principes fondamentaux. Ne tombons pas dans ce piège. Il n'y a pas de relativisme possible entre le régime de Moscou et nos sociétés européennes, si imparfaites soient-elles. Il est temps de se défendre et de porter avec fierté les principes qui sont les nôtres.
* nommer et couvrir de honte